Cette conférence a été prononcée par Jeanne Revel et Joris Lacoste le 17 octobre 2007 à l’École des Beaux-Arts de Paris, et le texte a été publié la même année dans Le Journal des Laboratoires d’Aubervilliers. La conférence a été re-enactée le 4 novembre 2009 à l’École des Beaux-Arts de Lyon, dans le cadre de l’exposition À louer conçue par Émilie Parendeau.
Joris Lacoste : Ils ne sont pas là pour amplifier, ils sont là pour enregistrer. Néanmoins il y a un bruit de soufflerie un peu lourd. Si c’est trop pénible… Je sens que ça va être pénible. Est-ce qu’on va devoir crier tout le temps ? Vous m’entendez bien, là, ça va ?
Jeanne Revel : On ne t’entend pas.
J.L. : Alors il y a deux possibilités : soit vous vous rapprochez, soit on amplifie. J’aimerais autant qu’on n’amplifie pas, parce que c’est un peu…
J.R. : … solennel.
J.L. : Oui. Mais si on peut éviter de crier, c’est toujours ça de gagné. Et ce bruit on ne peut pas le… On ne peut pas arrêter le bruit de… ?
J.R. : Donc bonjour. Comme vous le savez certainement, la conférence de cet après-midi, ici à l’École des Beaux-Arts, va, si l’on veut, servir de préambule au séminaire que Joris Lacoste et moi-même allons tenir aux Laboratoires d’Aubervilliers tous les mardis soir à partir de la semaine prochaine et jusqu’à fin janvier, en collaboration avec le département de danse de l’université de Paris 8 et le master de mise en scène de l’université de Paris 10. On va poursuivre un travail qui a commencé en 2004 à l’occasion d’une co-opération avec un chorégraphe lisboète qui s’appelle João Fiadero, et qui s’est développé dans d’autres contextes, notamment en 2005 lors d’un séminaire à l’université de Paris 3 avec le Théâtre de la Colline.
J.L. : Aujourd’hui ça peut sembler un peu curieux de venir faire cette conférence préliminaire ici à l’École des Beaux Arts. En effet, le travail qu’on mène est principalement centré sur la question de la performance, de la danse et du théâtre… Mais avant toute chose, merci d’être venus. Ça nous semble toujours un peu mystérieux, en fait, que des gens se déplacent pour venir assister à des choses dont ils ne savent rien. Je trouve ça toujours très émouvant, cette sorte de pure curiosité qui consiste à venir assister à une “Introduction à W"… Personne ne sait ce que c’est que W… (Rires dans la salle) Mais on peut quand même supposer, on peut faire un certain nombre d’hypothèses sur les raisons qui vous ont amenés jusqu’ici…
J.R. : Une raison pourrait être par exemple que vous suivez toutes les conférences, ou tout le programme élaboré par le service pédagogique de l’école des Beaux-Arts. Donc vous êtes étudiants aux Beaux Arts et vous allez systématiquement voir tout ce qui est proposé. Ça c’est l’hypothèse, disons, de l’élève consciencieux.
J.L. : Une autre hypothèse serait : vous suivez de près toutes les activités des Laboratoires d’Aubervilliers. C’est l’hypothèse du spectateur assidu.
J.R. : Ou bien vous faites partie de l’équipe administrative de l’École des Beaux-Arts…
J.L. : Ou de celle des Laboratoires. Ou encore vous êtes un critique d’art ou un inspecteur du ministère : c’est l’hypothèse du devoir professionnel.
J.R. : Une autre possibilité : quelqu’un vous a pris par la main et vous a amené plus ou moins de force. Vous êtes là et vous ne savez pas du tout ce que vous faites là. C’est l’hypothèse du bon copain.
J.L. : Une autre, c’est que vous allez voir tout ce que Jeanne Revel et/ou Joris Lacoste font en général. C’est l’hypothèse du fan.
J.R. : Ou simplement vous êtes un ami, un fidèle soutien, ou un…
J.L. : Notre maman… (Rires dans la salle)
J.R. : Ou alors vous vous êtes trompé complètement, vous avez cru qu’il s’agissait d’une conférence sur Georges Perec…
J.L. : Ou sur George W. Bush… C’est possible aussi. Ou bien… Il y a sûrement d’autres raisons qu’on n’imagine pas.
J.R. : J’espère.
J.L. : Sans doute. Mais quelle que soit la raison qui vous a amené jusqu’ici, c’est forcément une raison plus ou moins inadéquate. Alors “plus ou moins”, on va voir pourquoi. Mais, cette idée de venir consacrer plusieurs heures de votre vie à quelque chose que vous ne connaissez pas, c’est effectivement bien courageux de votre part. Vous risquez quand même de perdre une heure, deux heures, trois heures, quatre heures, cinq heures…
J.R. : Six mois ! (Rires dans sa salle)
J.L. : … de votre vie, ce qui n’est pas rien. Pire, vous risquez de sortir d’ici attristé, ou consterné, ou fâché… Votre journée en sera peut-être gâchée…
J.R. : Donc parmi les raisons qu’on a citées, et elles ne sont pas exhaustives, on voit bien qu’il y en a de deux sortes : il y en a de plus risquées et de moins risquées. En gros, il y a des raisons qui sont liées à l’objet de la conférence, en tout cas à son intitulé, et d’autres qui ne le sont pas. Ça s’appelle W, c’est pour l’instant un peu abscons mais, a priori si vous êtes venus pour W c’est que vous avez une raison qui est liée à l’objet de ce qu’on présente, au moins à l’idée que vous vous en faites. A priori vous avez moins de raisons de vous ennuyer ou de perdre votre après-midi si vous êtes venus à cause de W que si vous êtes là complètement par hasard, ou par erreur…
J.L. : Si par exemple vous vous êtes trompé de salle, ou si, je ne sais pas, vous étiez déjà là ce matin pour une raison ou une autre et que simplement vous vous êtes endormi, ou que vous n’avez pas eu la force de changer de salle, et vous vous retrouvez maintenant au milieu de tout ce truc… La probabilité que vous réussissiez à connecter une partie de votre activité, ou de votre intérêt, à ce qu’on va raconter aujourd’hui sera peut-être moindre..
J.R. : Et ça ne sera pas notre faute. Au sens où, voilà, ce qui est en cause ce n’est pas, ou pas seulement, la qualité de la conférence qu’on vous propose ici, ou de W en général. Mais ce ne sera pas la vôtre non plus. C’est simplement que quelque chose ne se sera pas connecté, ne se sera pas mis au travail. C’est-à-dire que dans vos propres activités, dans vos propres centres d’intérêt, il y aura quelque chose qui ne se sera pas composé avec ce qui fait la teneur de notre travail et la teneur de ce qu’on vient vous proposer ici.
J.L. : Ce qu’on essaye d’expliquer, au fond, c’est que W considère qu’il n’y a pas de conférence bonne “en soi”, pas plus qu’il n’y a d’œuvres belles ou intéressantes ou réussies “en soi”. Il n’y a de bonnes, de belles, d’excitantes ou de fécondes que les relations, qu’on peut réussir à tisser, enfin que vous pouvez réussir à tisser, vous spectateurs, avec le spectacle ou l’œuvre ou la conférence proposée. La seule chose dont on peut parler, finalement, la seule chose que l’on peut qualifier, ce sont ces relations.
J.R. : Imaginez que vous partez en résidence à l’étranger, par exemple dans la capitale d’un pays où vous ne connaissez personne. Avant de partir, vous passez une soirée avec votre cousine et votre cousine vous recommande une amie à elle, une certaine Kristina, elle vous dit de l’appeler, vous allez vous entendre, c’est une bonne copine, elle est charmante, cultivée, intéressante, drôle, sympa… Vous dites d’accord et vous n’y pensez plus. Et puis un soir dans la capitale étrangère, un soir où vous êtes spécialement seul, ou déprimé, ou que vous avez trop bu, vous retrouvez le petit papier sur lequel votre cousine vous a gentiment inscrit le numéro de téléphone de Kristina. Et comme vous vous sentez seul, ou déprimé, ou que vous avez trop bu, vous vous décidez à l’appeler. Et, évidemment, au moment où vous vous décidez à l’appeler, vous espérez très fort que vous allez l’aimer, vous espérez très fort que vous allez vous entendre, vous espérez très fort que vous aussi vous allez la trouver charmante et cultivée et intéressante et drôle et sympa…
J.L. : Et le surlendemain vous vous retrouvez dans un café agréable du centre-ville face à une jeune fille inconnue et blonde qui, effectivement, montre tous les signes extérieurs du charme, de la culture, de la drôlerie et de la sympathie. Elle est même plus jolie que vous ne vous y attendiez, avec une manière de sourire spécialement émouvante. Parfaitement insérée dans les milieux culturels de la capitale étrangère. Pleine de ressources et de curiosité. Elle a l’air ravie de vous rencontrer. Elle vous pose plein de questions, ce que vous faites à Paris, depuis combien de temps, dans quel contexte. Elle a l’air de trouver ça passionnant. Et puis à son tour elle va vous raconter qu’elle est guitariste dans un groupe post-rock, qu’elle fait des installations ou qu’elle organise des festivals de cinéma danois dans la capitale étrangère. C’est très très intéressant.
J.R. : Très. Sauf qu’au bout d’un moment, après un tour de questionnements mutuels et d’exposé des motifs, vous vous retrouvez un petit peu embarrassés à parler en boucle du temps qu’il fait, des mérites comparés de sa ville et de la vôtre, de tous ces sujets de conversations empruntés qui vous font souhaiter être ailleurs et maudire votre cousine. Cela ne prend pas. Vous sentez que vous êtes deux étrangers et que vous allez le rester. Mais ce ne sera pas la faute de votre cousine, ni la vôtre, ni celle de Kristina. Car on ne peut pas dire que Kristina ne soit pas, objectivement, charmante, intéressante, drôle, sympa.
J.L. : C’est juste que vous vous rendez compte que “sympa”, “drôle”, “intéressant”, “charmant”, qualifient moins les qualités intrinsèques de Kristina que la relation singulière que votre cousine entretient avec elle. Et au fond, il n’y a aucune raison a priori pour que vous ayez la même relation avec Kristina que votre cousine. Car une relation réelle, ça passe peut-être par des endroits à la fois plus concrets et plus impalpables que ce genre de qualités génériques.
J.R. : Quelque chose n’aura pas pris. Un rythme commun pas trouvé. Une complicité absente. Une mauvaise syntonisation…
J.L. : Une stimmung défectueuse.
J.R. : Chacun essaie de son mieux, on voit bien que chacun est plein de respect pour l’autre et de bonnes intentions. On voit bien que chacun aimerait bien être l’ami de l’autre, mais juste ça ne marche pas vraiment. Il n’y a pas le plus petit début de composition entre vous. On appelle ça l’échec de la relation. Quelque chose ne se sera pas passé.
J.L. : Eh bien, avec les œuvres d’art en général — et les performances en particulier —, c’est pareil. C’est-à-dire qu’il y a toujours plus ou moins deux manières de se confronter avec une œuvre. Une première manière qu’on pourrait appeler esthétique, ou morale, ou esthético-morale. Ça va consister à élaborer un certain nombre de critères ou de valeurs, puis à rapporter notre expérience de l’œuvre à ces valeurs et à ces critères : on jugera de l’intérêt, de la force de l’œuvre en fonction de canons prédéfinis. Dans son livre sur Spinoza, Deleuze a bien montré la différence entre une éthique et une morale. La morale ramène toujours à une essence et à des valeurs supérieures : toute la tâche morale consiste à définir une essence, puis à prendre cette essence comme fin, et c’est ça précisément qui fonde la valeur.
J.R. : En ce qui nous concerne, l’opération esthético-morale, c’est celle qui consiste à définir une essence de l’art, puis à faire de cette essence une finalité, et à transformer cette finalité en valeur au moyen de laquelle on va juger les œuvres. Bon, c’est une chose qu’on fait tout le temps, c’est difficile de s’empêcher d’appliquer à ce qu’on voit toutes sortes de critères ou de valeurs. Il y a toutes sortes de définitions plus ou moins classiques, plus ou moins canoniques : “l’art doit imiter la nature”, “l’essence de l’art, c’est d’exprimer l’humain”, “l’art doit montrer de nouvelles manières de voir"… “l’art doit questionner, doit déranger"… Toutes les définitions que vous voulez…
J.L. : “L’essence de la tragédie, c’est de purger le spectateur en suscitant chez lui la terreur et la pitié.” .
J.R. : “L’essence du théâtre, c’est de faire entendre le Texte, ou le Poème, ou la Langue…” .
J.L. : Dans les discours contemporains ça devient, ou c’est devenu, ou ça peut devenir : “l’essence de l’art c’est d’être critique, ou subversif, ou politique…” .
J.R. : Ou bien “l’art est célébration"… Quelle que soit la définition, il s’agit de la même opération. Ce qui sert à juger l’œuvre, c’est un critère a priori…
J.L. : Dominique de Villepin, par exemple, en septembre 2005, déclare lors de son discours à la Fiac : “L’art doit dire notre société telle qu’elle est dans ses rêves, dans ses espoirs, mais aussi dans sa violence et dans ses injustices.” Ça c’est une bonne définition de l’art. Enfin c’est une définition… (Rires dans la salle) “L’art c’est ça”, “l’art doit faire ceci ou cela. C’est une définition esthético-morale. On imagine Dominique de Villepin qui se promène dans les allées de la Fiac et qui se demande : “Est-ce que ces œuvres disent notre société telle qu’elle est dans ses rêves, dans ses espoirs, mais aussi dans sa violence et dans ses injustices ?” Oui ? Non ? Plus ou moins ? Un peu ?
J.R. : Bon, on a pris des exemples de définitions très générales, mais cette opération fonctionne aussi pour des aspects beaucoup plus partiels ou secondaires. On entend par exemple souvent qu’"il faut de l’ironie"…
J.L. : On entend tout aussi bien qu’"il ne faut pas d’ironie"…
J.R. : “Il faut que ce soit littéral.”
J.L. : “Il faut que ce soit pop.”
J.R. : “Il faut que techniquement ça soit bien fait.”
J.L. : “Il faut que ça soit plutôt mal fait, c’est mieux si c’est mal fait…"
J.R. : “Il faut que ce soit virtuose.”
J.L. : “C’est mieux si c’est désinvolte.”
J.R. : “Il faut qu’il y ait du mouvement.”
J.L. : “Il ne faut pas que ça bouge.”
J.R. : “Il faut des effets visuels.”
J.L. : L’autre jour en effet, je suis allé voir un spectacle de danse et à la sortie j’ai discuté avec une dame qui m’a dit : “C’est bien, mais ça manque d’effets visuels.” Pour cette dame il y avait l’idée que dans un spectacle de danse il devait y avoir des “effets visuels” et donc, elle n’a pas cherché spécialement à voir autre chose… Évidemment qu’elle a vu autre chose. Mais ce que je veux dire, c’est que d’emblée elle a refusé le spectacle parce que quelque chose manquait, il n’y avait pas suffisamment d’"effets visuels”. Il y a d’autres gens qui vont considérer au contraire qu’il ne faut pas du tout d’"effets visuels” dans un spectacle de danse, et s’ils y voient trop d’"effets visuels” ils vont dire : “Non, ce n’est pas possible, on ne peut pas faire ça, quand même, quelle vulgarité, tous ces effets visuels !” Notez que je ne sais pas ce que c’est qu’un “effet visuel"… Au théâtre, on a la même chose avec la question des personnages : est-ce qu’il faut du texte ou pas de texte ? Des personnages ou pas de personnages ?
J.R. : De la psychologie ou pas de psychologie ? Du pathos, pas de pathos ? De l’illusion, pas d’illusion ? On pourrait développer les exemples à l’infini. À chaque fois qu’on juge en fonction de critères tout faits, on se place sur le terrain esthético-moral, et on s’empêche d’entrer en relation… On a un ensemble a priori de valeurs – qu’elles nous soient fournies par Dominique de Villepin, par notre propre conformisme, par notre éducation, par notre désir d’appartenance sociale, peu importe – et on va juger, juger telle ou telle œuvre en la rapportant à ces valeurs.
J.L. : C’est comme dans la parabole du juge amoureux. Un jour, un juge décide de trouver l’amour. Comme il est juge, il a tout un lot d’idées toutes faites quant à l’objet de son amour, une grille de critères définis préalablement à toute rencontre. Il faut par exemple d’emblée que ce soit une femme. Que cette femme soit jeune. Célibataire. Plutôt blanche. Brune. Jolie mais pas trop. Bien élevée. Convenablement instruite. Elle doit parler au moins deux langues. Savoir cuisiner. Aimer les sports d’hiver. Être sexuellement entreprenante. Etc. Tout ce que vous voulez. Et donc le juge va passer toutes les personnes qu’il croise au crible de ces critères. Il va tester, il va cocher… Il va mener ses rendez-vous galants comme des entretiens d’embauche. Il va glisser dans la conversation des questions-pièges : “Vous aimez les quatuors de Bartok ? Verstehen Sie Deutsch ? La capitale de la Lituanie ? La blanquette de veau ? Le sexe en extérieur ?” Et il coche, il coche, il coche. Et quand il trouve une femme qui remplit tous les critères, il tombe amoureux. (Rires dans la salle)
J.R. : Et il se marie. Évidemment la parabole finit mal, car vous aurez noté qu’à ce stade, il n’a toujours pas engagé le moindre début de relation un peu concrète avec la femme qu’il aime…
J.L. : Tout autre est la méthode de l’amoureux W. Car l’amoureux W peut à la lettre tomber amoureux de n’importe qui. Non pas de tout le monde, car il n’y a aucune raison particulière pour qu’il puisse se composer avec tous et toutes. Mais il sait qu’il ne peut pas le savoir avant d’essayer. Il n’a aucun critère prédéfini : mâle/femelle, jeune/vieux, beau/laid, gros/maigre, etc. Il ne fonctionne pas par grandes catégories binaires, mais à partir de la réalité singulière de chaque relation. Donc il est obligé d’essayer, d’expérimenter… L’amoureux W va partir non pas de grandes valeurs définies a priori, mais des relations réelles qu’il noue avec les gens qu’il rencontre. Ces relations dans la durée vont s’avérer plus ou moins riches, plus ou moins conjugales, plus ou moins sexuelles, plus ou moins pour la vie…
J.R. : Cette autre opération, c’est celle qu’on pourrait appeler l’opération de l’éthique. L’opération de l’éthique, ou opération W, sera celle qui consiste à suspendre, provisoirement, toutes les valeurs supérieures, tous les critères formels préexistants, et à essayer de composer, de se composer, directement, avec l’œuvre, sur un même plan. Et ça c’est une toute autre opération que l’opération de la morale et du jugement. Ça suppose que j’entre dans un processus. L’idée que défend W, ce n’est pas qu’il faille abdiquer ou laisser au vestiaire tout son savoir, toute son expérience, tout ce qu’on saurait à propos de la danse, du théâtre, de la performance, de l’histoire des formes, etc. Pas du tout. Mais W ne les considère jamais que comme des matériaux, des outils et non pas comme le but de l’opération. Parce que, effectivement, si je reste sur le terrain esthético-moral, je ne m’engage pas dans un travail. Et le risque qu’on court quand on n’entre pas dans un travail, c’est juste de s’ennuyer. De s’ennuyer énormément. Ce que propose W, c’est de considérer la réception d’une œuvre comme un travail, c’est-à-dire un processus de production. Production de significations et d’interprétations. Production de sens.
J.L. : Et en effet, plus je serai capable de produire des significations, plus la relation que je vais construire avec l’œuvre sera composée, complexe.
J.R. : Et singulière.
J.L. : Alors l’objection, en général, qu’on entend tout de suite, enfin qu’on attend et qu’on entend, c’est que W c’est relativiste : s’il n’y a que des relations, est-ce que ça ne signifie pas qu’il n’y a que des expériences personnelles ou subjectives, et donc qu’on ne peut rien en dire ? Évidemment non. D’abord ce n’est pas une vérité générale : W ne dit pas que la valeur propre d’une œuvre est une idée dénuée de sens. Ce que W défend, c’est une méthode. Il y a différentes manières de se mettre en relation avec une œuvre. Il y a la méthode esthético-morale, bon. W propose une autre méthode qui consiste à travailler d’emblée au niveau de la relation.
J.R. : En fait, ce serait relativiste si on s’en tenait au niveau le plus basique de la réception. C’est à- dire au niveau qui dit “c’est bien”, “c’est pas bien”, “c’est intéressant”, “ce n’est pas intéressant”. Au niveau le moins articulé. Là on pourrait dire que c’est relativiste. Mais dès qu’on entre dans un processus de production de sens, dès qu’on entre en relation avec l’œuvre, il y a l’idée, qu’on va essayer de démontrer au cours du séminaire, que le sens que je produis je peux l’exprimer, et donc le partager.
J.L. : On verra en effet que pour W aussi l’œuvre pourra avoir une sorte de valeur intrinsèque, mais ce sera alors par une tout autre voie que celle de l’opération esthético-morale. Ce ne sera plus du tout en termes qualitatifs mais en termes quantitatifs. Ce sera moins une valeur qu’une puissance. Evaluée non plus en fonction de qualités formelles rapportées à des critères extrinsèques, mais par rapport à la quantité de relations, singulières, que l’œuvre peut susciter : pour W, une œuvre sera considérée comme d’autant plus puissante qu’elle donnera lieu à un plus grand nombre de significations singulières possibles.
J.R. : Evidemment, ce nombre on ne peut jamais le calculer, ni même l’estimer.
J.L. : Mais quand même on peut croire qu’il existe : ce n’est peut-être pas le même pour La Divine Comédie que pour le Da Vinci Code.
J.R. : Donc, il y aurait deux grandes manières de considérer les processus de réception. D’un côté une vision de l’œuvre comme une sorte de chose en soi, un genre de soleil diffusant sa chaleur et sa lumière sur le spectateur. Et de l’autre côté, du côté de W, l’œuvre comme dispositif avec lequel je rentre en relation, avec lequel je me connecte. Ce qui suppose évidemment qu’on ait quelque chose à faire ensemble, c’est-à-dire que mon processus d’interprétation s’articule avec les processus en jeu dans ce qui est présenté.
J.L. : Et c’est là qu’on en vient au théâtre, à la question du théâtre. Pourquoi le théâtre arrive ici ? Précisément parce qu’on va définir le théâtre comme une relation. Bon, c’est une définition, et comme toutes les définitions qu’on va proposer pendant le séminaire, c’est une définition nominale, c’est-à-dire plus ou moins arbitraire. Ce n’est pas une définition essentialiste. C’est une définition W : une définition opératoire.
J.R. : Donc W va définir le théâtre comme le dispositif qui met en présence quelqu’un qui agit avec quelqu’un qui regarde. Ou, plus précisément, quelqu’un qui agit sachant qu’il est regardé avec quelqu’un qui regarde ce quelqu’un qui agit sachant qu’il est regardé.
J.L. : On va figurer ce dispositif de manière très simple : on va appeler X ce qui agit et Y ce qui regarde, pour l’instant, et on va figurer la relation entre X et Y comme ça (Joris se lève et dessine un schéma au tableau) :
J.R. : W appelle donc “théâtre” tout dispositif qui met en contact quelqu’un qui agit et quelqu’un qui le regarde dans un même espace et dans une même durée. Pour W “théâtre” désigne des choses qui, en terme de genres, relèvent canoniquement aussi bien de la danse, de la performance, du théâtre, du concert, de la conférence, du cours… À chaque fois qu’il y a coexistence, on postule que cette coexistence sera la condition d’une co-expérience qui est figurée ici par le parallélisme. “ Théâtre”, pour W, ça veut simplement dire que coïncident dans la même durée, parallèlement, un processus d’action et un processus de réception. Qu’est-ce que c’est qu’un processus d’action ? C’est un processus par lequel une situation est modifiée. Celui qui agit modifie la situation. Qu’est-ce qu’un processus de réception ? C’est, comme on l’a vu, un processus de production de sens.
J.L. : Ce que permet le dispositif théâtral, comme on va le voir au cours du séminaire, c’est de s’installer d’emblée dans une durée, c’est-à-dire de faire coïncider les deux processus, le processus d’action et le processus de réception, dans une relation réelle, c’est-à-dire une relation qui n’est pas projetée de part et d’autre. On considèrera en effet qu’il y a quelque chose d’irréductible à la relation théâtrale, elle ne peut pas être divisée en deux : on ne peut pas considérer qu’il y a d’un côté quelqu’un qui fait quelque chose comme s’il était seul, sans spectateurs, et de l’autre côté un public qui reçoit cette chose comme si c’était une chose inanimée, déjà existante ou enregistrée. La relation théâtrale a quelque chose de proprement irréductible en cela qu’on ne peut séparer les deux processus X et Y sans détruire le théâtre même.
J.R. : Ce qui fait la différence fondamentale entre ce que nous appelons théâtre (des dispositifs de production et de réception qui co-existent dans la durée), et les œuvres qui se donnent sur des supports à réception différée (le film, le livre, la photo, la sculpture, les installations etc.), c’est qu’avec ces derniers il y a toujours un contretemps, la relation n’est pas en temps réel.
J.L. : Ce que va permettre le dispositif théâtral, c’est de constituer une sorte de protocole expérimental d’étude de cette relation. C’est ça que W va proposer : au cours du séminaire, on ne va pas considérer le théâtre dans ses dimensions esthétiques ou historiques, mais comme un protocole d’étude de la relation X/Y.
J.R. : C’est-à-dire que le travail qu’on va mener au cours de ce semestre consistera strictement en une étude de cette relation, de la relation entre celui qui fait et celui qui regarde faire. Évidemment, on va travailler parfois à partir d’exemples, mais on pourra aussi bien traiter d’une pièce de théâtre ou de danse que d’interactions sociales de la vie quotidienne.
J.L. : On va essayer de considérer vraiment sur un même plan toutes les formes qui ressortissent à ce qu’on appelle le dispositif théâtral, qu’elles soient artistiques ou non. Voilà. Effectivement ça peut être aussi bien une conférence qu’une cérémonie religieuse, ou une pièce de Tchékhov, un ballet classique, un bonimenteur sur le marché, un discours à l’Assemblée Nationale, une plaidoirie, un keynote de Steve Jobs, une prestation de Britney Spears, un strip-tease, un entretien d’embauche, une conversation de café, un combat de boxe, un spectacle de magie…
J.R. : Ou demander son chemin dans la rue à une vieille dame…
J.L. : Toutes ces relations seront pour nous des relations théâtrales. Sans doute elles ne fonctionnent pas pareil, et il nous reviendra de les différencier, mais elles ont en commun cette coexistence des processus X et Y.
Un homme dans le public : Demander son chemin dans la rue, il faut bien quelqu’un qui regarde ?
J.R. : Bien sûr, mais même s’il n’y a pas de tiers qui regarde, il y a au moins la relation entre la vieille dame et moi. Au moment où je lui demande mon chemin, la vieille dame me regarde et produit du sens, sans quoi elle serait bien en peine de me répondre : elle est Y de mon action de demander mon chemin.
J.L. : C’est pour ça qu’on a insisté, qu’on a choisi de considérer cette relation non pas entre des personnes mais entre ce que W appelle des instances X et Y. Pourquoi ? Parce que ça nous permet de ne pas signer les positions de celui qui fait et de celui qui regarde, et que dans certaines situations ces instances peuvent s’échanger, se retourner, se redistribuer. Évidemment au spectacle, au théâtre ou en danse, les places sont relativement assignées par une convention qui fait que ce qui se passe, se passe plutôt sur la scène. On regarde plutôt depuis la salle, les gradins, mais en même temps pas toujours : on connaît dans l’histoire du théâtre les tentatives pour déjouer ou redéfinir ces conventions.
J.R. : Les exemples de spectacles sont à prendre parmi d’autres exemples. On verra que dans toutes les autres situations, qui sont plus des situations sociales qu’artistiques, ce schéma-là doit pouvoir fonctionner aussi…
J.L. : Selon d’autres modalités.
J.R. : La question que pose W, c’est la question de la nature de cette relation qui est figurée ici, sur le schéma. Ce que signifie le parallélisme entre X et Y, c’est que cette relation entre celui qui fait et celui qui regarde est une relation sans rapport. Il n’y a pas de rapport possible entre l’acteur et le spectateur, puisqu’on considère que ces instances ou ces processus sont de nature différente. À savoir qu’il est tout à fait impossible pour le spectateur – c’est impossible et, très probablement, c’est tout à fait inutile, même parasitaire, enfin handicapant pour le travail de réception – d’avoir accès aux “intentions” de celui qui agit sous nos yeux. Et inversement, de la part de celui qui agit, il est tout à fait illusoire, et certainement épuisant, de développer des hypothèses sur les possibilités de réception, d’interprétation, de signification, de fabrication de fiction, etc. de celui qui reçoit. Ce sont deux instances dont on considère qu’elles sont absolument séparées, qu’elles sont irréductiblement sans rapport.
J.L. : Et on va même considérer que beaucoup de faux problèmes, de difficultés qui sont de fausses difficultés, viennent d’une confusion entre ces instances. C’est-à-dire, du point de vue de l’acteur, d’une mauvaise ou abusive effectuation de Y, quand l’acteur projette le sens de son action en se mettant à la place du spectateur.
J.R. : Et du point de vue du spectateur, quand il cherche à connaître les “intentions vraies” de l’acteur en cherchant à se mettre à sa place.
J.L. : Cela produit d’un côté tout le discours sur la nécessité de “transmettre un message"…
J.R. : Et de l’autre celle de “comprendre le message"…
J.L. : De “faire passer le sens"…
J.R. : Et de “déceler le sens"…
J.L. : Ce qui revient toujours à l’idée d’une signification univoque qui serait contenue dans le processus de production et qu’il appartiendrait au spectateur de décrypter, de faire advenir, ou simplement de saisir.
J.R. : Alors bien sûr, ça pose plusieurs questions.
J.L. : Ça pose d’abord la question du moment où la relation commence, le moment du début de la relation, qui n’est pas donné a priori ni de toute éternité. Dans des contextes de performances d’ordre artistique, ça pose la question du code.
J.R. : On dit “dans des contextes artistiques” parce que dans la rue ou dans la vie quotidienne, en général on partage un code social. Et si soudain je me mets à avoir des comportements tout à fait hors de ce code, on risque assez facilement de me qualifier d’originale, ou de folle, ou d’artiste… Ça fait partie des jugements dont on parlait tout à l’heure. Mais si on regarde l’histoire des formes, l’histoire du spectacle, il y a plusieurs stratégies pour commencer cette relation-là.
J.L. : Il y a par exemple la stratégie de rupture, la stratégie des avant-gardes : je propose un code nouveau, de manière unilatérale, je le pose d’emblée, je décide que c’est celui-là : la peinture abstraite, le readymade, la musique atonale. Et le spectateur accepte ou non. C’est en cela qu’il s’agit de rupture. Avec évidemment les effets particuliers qui en découlent… C’est une option forte mais risquée, puisque la relation risque d’être détruite avant même de commencer…
J.R. : Et puis à l’inverse, on peut choisir de partir du code courant, du code commun, du code le plus évident dans le contexte social ou institutionnel, ou du moins de ce qu’on en sait. Dans ce cas de figure, c’est seulement petit à petit, dans la durée, que la relation va évoluer, par paliers, par écarts, et que le code va se modifier jusqu’à atteindre des niveaux de fiction singuliers.
J.L. : Ça, c’est une autre stratégie, qu’on pourrait qualifier de stratégie de l’écart : comment on constitue, comment on travaille un écart depuis une situation partagée, déjà acceptée, quand il y a déjà une relation. C’est le deuxième point que W va essayer d’éclaircir : une fois qu’elle est instituée, comment, dans quelles conditions, la relation peut-elle se développer ?
J.R. : Et la question très précise qu’on va essayer de poser, et qui n’est pas du tout une question anodine, c’est : existe-t-il des critères immanents qui vont permettre de garantir la relation ? En d’autres termes : existe-t-il des critères qui, du point de vue de l’action – donc si on prend le théâtre, du point de vue de l’acteur, du danseur, du performeur, ce que vous voulez –, vont permettre de poursuivre, de développer, de dérouler une action en garantissant que la relation, c’est-à-dire la représentation, sera maintenue ?
J.L. : Pourquoi des critères immanents ? Parce qu’on voudrait éviter de recourir à ces ensembles de valeurs préexistantes, à ces valeurs formelles auxquelles on recourt beaucoup en général – c’est très difficile de ne pas y recourir –, des valeurs qui font dire “ça c’est plutôt intéressant”, “ça c’est beau”, “ça c’est fort”, “ça c’est cool”, etc. On peut en trouver énormément. C’est juste des manières de juger, comme on l’a dit tout à l’heure. Et donc est-ce qu’on peut déterminer des critères qui ne soient ni des idées, ni des envies, des goûts, ou des visions, ou des intuitions ? Est-ce qu’on pourrait développer une sorte de logique, mais qui soit la logique d’un processus et non une sorte d’inspiration privée ?
J.R. : Autrement dit, pour parler du travail de X, on essaiera de ne pas raisonner en termes de dire, ou de vouloir dire, mais plutôt en termes de faire, d’action, de modification de situations. L’activité artistique, en l’occurrence l’activité théâtrale, mais on peut généraliser ça, ce n’est jamais un don, ce n’est jamais une épiphanie, ce n’est jamais une idée qui nous vient comme ça…
J.L. : C’est toujours un travail, c’est toujours un processus, c’est toujours, même, un processus qui est poussé ou porté à une certaine limite. Et donc c’est quelque chose qu’on peut essayer d’exprimer. C’est quelque chose dont on peut parler. C’est quelque chose qu’on peut justifier, qu’on peut essayer de penser, qu’on peut essayer de comprendre, qu’on peut essayer de dire. On doit pouvoir expliquer ce que l’on fait. On essaiera toujours d’éviter de sombrer dans tout le discours de l’indicible, du ressenti, de l’intuition, de la vision…
J.R. : Tous ces discours métaphoriques, implicites ou vagues… Et on essaiera de comprendre qui a intérêt au fond à ce qu’on ne parle pas clairement de ce que l’on fait. On verra peut-être que celui qui a intérêt à tout ce flou, c’est celui qui légitime son pouvoir d’un certain savoir qu’il est seul à détenir. C’est exactement ça qu’on va essayer de défaire ou de démystifier.
J.L. : En effet, dans un processus collectif de création comme au théâtre ou en danse, c’est aussi une manière pratique de se prémunir des effets de pouvoir. Dans un processus collectif, s’il y a celui qui sait et ceux qui font, et si celui qui sait ne justifie jamais son savoir, ou en tout cas le justifie uniquement par le fait qu’il a des “idées” ou des “visions” ou des “envies”, comme c’est souvent le cas, il s’établit un régime d’inégalité qui empêche les autres participants au processus de se saisir des enjeux du travail, parce qu’ils ne sont pas en mesure de les comprendre, et donc, du coup, de proposer, de prendre des initiatives, d’être créateurs depuis leur fonction, quelle qu’elle soit. Et c’est ça que W va essayer toujours de défaire, c’est ce rapport de pouvoir qui est induit par un mauvais partage du savoir.
J.R. : Parfois, il n’y a rien à partager, aussi, ça arrive. Parfois le discours de l’ineffable ou de la métaphore sert juste à masquer le fait que les choses qui pourraient être dites ne sont pas assez consistantes, en vérité, pour être dites.
J.L. : Ou peu avouables…
J.R. : La première chose que va faire W, c’est donc fabriquer une boîte à outils pour l’action. Ça passe avant tout par un ensemble de notions, un lexique opératoire, une collection de termes permettant d’être plus précis, plus concrets, plus clairs, plus rapides dans le travail collectif. Ces termes sont mis en jeu dans différents dispositifs, méthodes et techniques de travail qui servent à fabriquer des choses, en particulier des spectacles ou des performances.
J.L. : Nous avons aussi conçu un certain nombre de jeux, c’est-à-dire des dispositifs qui se présentent comme des performances à jouer, à partir de quelques règles simples et précises.
J.R. : Ces jeux W formalisent certains aspects de l’activité du performeur, du dramaturge ou du spectateur. Un jeu est une pratique que l’on peut activer dans différents contextes : soit comme outil dans les phases de conception, d’écriture ou de répétition d’un spectacle ; soit comme une performance à part entière, avec ou sans participation du public selon les cas.
J.L. : La deuxième chose à laquelle va s’attacher W, c’est l’élaboration d’une méthode critique qui puisse servir aux spectateurs que nous sommes, y compris de notre propre travail. Comment développer des outils qui permettent de construire le sens dont on a parlé plus haut, comment échapper aux préjugés, aux idées préconçues, à la morale, et se donner la possibilité de former des significations multiples, singulières, complexes ? Cela passe aussi par la construction de protocoles et de jeux de points de vue.
J.R. : Dans les deux cas, W va donc proposer un certain nombre de termes opératoires qui sont en jeu dans la performance, soit du point de vue de X, soit du point de vue d’Y. Par exemple, cette chose-là dont on a beaucoup parlé aujourd’hui, cette relation entre X et Y figurée par le parallélisme, W l’appellera “représentation”. Bien sûr, le terme de représentation peut avoir beaucoup d’autres significations dans d’autres contextes. Mais pour W, représentation désignera spécifiquement la relation entre l’action et le sens.
J.L. : Un autre exemple : W figure les moments de la représentation par des lettres grecques. Le début de la représentation, c’est alpha, la fin de la représentation c’est oméga, entre les deux il y a bêta, gamma, kappa, delta, chaque lettre correspondant à un événement, un accident, un choix, le début d’une nouvelle action, etc.
J.R. : Ou encore : ce qu’effectue X, W l’appelle “axe”, et ce qu’effectue Y, W l’appelle “grille"… Et ainsi de suite. On ne va pas développer tout ça maintenant, sinon on n’aura rien à vous dire mardi.
J.L. : Ces termes, ces notions, on s’est rendu compte assez vite que pour qu’ils soient opératoires, il fallait les articuler logiquement les uns avec les autres. Et à partir du moment où on se pose la question de l’articulation logique des termes entre eux, on entre dans une dimension théorique. On y entre prudemment, mais on y entre forcément.
J.R. : C’est pour ça que cette troisième activité, on l’appelle théorie.
J.L. : On a distingué ces trois activités parce que selon les moments on travaille plutôt l’une ou l’autre. En même temps, c’est évident que les dimensions pratique, critique et théorique, se développent de manière connexe, se nourrissent en permanence les unes des autres.
J.R. : Cette année, ce qu’on va explorer principalement au cours du séminaire, c’est cette dernière dimension théorique. C’est-à-dire qu’on va continuer à élaborer ce lexique, nécessairement arbitraire, sur lequel on a déjà pas mal avancé mais qui s’augmente et se précise continuellement quant aux besoins. Mais surtout, on va discuter les implications logiques qui découlent des rapports de ces termes entre eux.
J.L. : Ne serait-ce que, juste depuis cette simple définition qu’on a proposée, de voir la représentation comme une “relation sans rapport” entre quelqu’un qui fait et quelqu’un qui regarde, on peut déduire un certain nombre de propositions. Qu’est-ce qu’on peut faire de ce paradoxe ? Quels pièges logiques ça pose ? Quel rapport avec telle ou telle pratique artistique ?
J.R. : Par exemple, on est bien obligés de se demander ce qui fonde le parallélisme entre X et Y. Que possèdent-ils en commun ? Est-ce que c’est l’espace, la durée du spectacle, est-ce que c’est le fait de partager un code ? Comment se construisent, se forment et se déforment ces codes ?
J.L. : Plus largement, cette définition de la représentation comme relation et comme parallélisme nous permettra de reposer sous un angle nouveau les vieilles questions de la présence, du personnage, du rôle, du texte, de la fiction, du réalisme, de l’originalité, de l’invention…
J.R. : Et puis il y a cette chose qu’on voudrait bien démontrer, on va voir si on y arrive au terme de ce séminaire, et qui a trait à ce que serait la fonction… alors je ne sais pas si c’est la fonction de l’art, ou la fonction du théâtre, ou la fonction du dispositif théâtral tel qu’on l’a défini…
J.L. : C’est l’idée que si, comme le postule W, l’art crée de la liberté, au sens le plus concret, comme souplesse, comme création de possibles, c’est tout autant chez celui qui le fait que chez celui qui le reçoit, corrélativement. C’est ce que le dispositif théâtral, en tant que relation en temps réel entre quelqu’un qui fait et quelqu’un qui regarde, va nous permettre, peut-être, on va essayer, de démontrer. Nous verrons. Voilà.
J.R. : Vous avez des questions ?